Les Saulniers (Huile 52/42cm sur feuille de chanvre)

Un métier ancien, particulièrement exténuant. Les sauniers (ou saulniers) sont des paysans de la mer qui récoltent le sel sur les marais. Les marais salants ne sont en réalité que de grands évaporateurs solaires dont la fonction première consiste à élever le taux de salinité de l'eau de mer qui les parcourt. Grâce à cet alambic géant, les saulniers relèveront à 280g (seuil de la cristallisation) les 30 à 32 grammes de sel normalement décelés dans un litre d'eau de mer. Les derniers sauniers des îles de Ré et d'Oléron répètent aujourd'hui sur les aires saunantes des gestes ancestraux qui de tout temps ont requis de la patience, de l'opiniâtreté, autant que de la délicatesse et du savoir-faire. C'est ce qui fait toute la noblesse et l'authenticité de leur travail difficile et répétitif. 

Proche de ces lieux géographiquement et affectivement (j'ai vécu à La Rochelle pendant des années avant de quitter cette ville pour Bordeaux) je me suis laissée porter par une sorte d'inspiration ... insulaire. Appelons ça ainsi ! Partie d'une photo de reportage d'actualité, je me suis documentée sur les costumes et les coiffes d'antan grâce à des images d'archives. Ce travail de recherches m'a littéralement absorbée. Je m'en suis imprégnée au point de me sentir vraiment proche de ces gens, impliquée moi aussi dans leur labeur. J'ai dans mes souvenirs l'image d'anciens marais... une image où domine le gris-bleu lourd du temps orageux mais où s'impose aussi, bien que discret, le rouge de la sarazine.

J'ai voulu un support qui s'accorde autant que possible avec mon sujet et qui m'autorise à certains moments un effet de détrempe.  Les papiers népalais sont réputés pour leur beauté et leur solidité. Ils sont généralement produits avec du "lokta" un chanvre de type daphné canabina. C'est ce support que j'ai utilisé ici (c'était une première fois...). Même si je parle de "papier", qu'on ne s'y trompe pas : c'est un support d'une souplesse et d'une porosité équivalentes à celles d'un textile (mais un textile qui aurait la finesse du papier).

Fin septembre 2008, j'ai dessiné mon groupe de Saulniers (un buste qui pivote, un étirement en force vers l'arrière, une résistance courbée vers l'avant dans un geste d'arrachement -  avec une position précise pour chacun des trois visages) et j'ai structuré le paysage consistant ici en un lieu de travail, avec en arrière-plan le ciel voulu assez bas, formant une barrière, suggérant l'enfermement. Puis j'ai reporté mon dessin sur un calque, lui-même finalement transféré sur le chanvre. Comme on peut le voir, le thème sera plus proche de la scène de genre que du paysage.

Ensuite, j'ai commencé à déterminer ma palette en précisant l'image, encore floue, que j'avais en tête. Sachant que ma toile -une fois terminée- voisinera avec une longue et lourde tenture murale, tout en étant installée dans un authentique vieux cadre vénitien un peu délabré (détail ci-dessous), ce travail a nécessité de la sobriété, avec une mise en couleurs cloisonnée et peu d'expansion dans les couleurs. Par ailleurs c'est bien sûr la taille du cadre qui a dicté les dimensions atypiques (non standardisées) de cette peinture.

1ère phase, les couleurs de terre - Une fois le calque reporté sur ma feuille de chanvre, je procède à un premier "jus" pour séparer ciel et salines. Les bordures de sarazine, en rouge brunissant, servent de point d'appui à mes souvenirs sereins mais un peu flous d'un lieu lointain dans le temps et dans l'espace.

Le médium (huile de lin clarifiée) imprègne la feuille au-delà des zones colorées. Très déconcertante au début, cette réaction permettra pourtant de fondre, en les adoucissant, les contrastes des couleurs du fond. Je réalise soudain que mes souvenirs ne sont aucunement flous ... c'est la douceur des couleurs entrevues qui leur donne un effet d'estompe. 

Au-delà de l'anecdote, cette "scène" d'un métier ancien coïncide avec ce début d'automne 2008 où je renonce à mon projet de reprise d'une activité dans l'immobilier en raison de l'éclatement de la bulle immobilière qui se produit alors. Je suis peut-être "à la recherche d'un métier perdu "... une réminiscence indéfinie me hante.

2ème phase de couleur : les bleus. Ici, c'est le ciel qui commande. Les eaux stagnantes ne font que refléter la couleur du ciel.

Il me faudra faire des pauses assez fréquentes pour temps de séchage ... Patience ! Ci-dessus, derrière moi, l'ouvrage en train de sécher (devant-derrière, pour éviter les poussières, mais le motif -inversé- est déjà assez visible).

Quelque chose d'indéfinissable infiltre l'air, essouffle la lumière, opacifie le décor : l'odeur pesante du sel, la moiteur ambiante, la chaleur, une sensation d'étuve, la répétition pénible des mêmes gestes, concentrés, la durée oppressante... C'est le support, avec des fils apparents, qui donne un fini freiné, partout où la couleur bute.

L'oeuvre progresse elle-même par saccades, de pause en pause...

Patience et opiniâtreté pour un métier pénible et difficile ... La tête au soleil, les pieds dans le sel,  tous s'appliquent à cette tâche monotone qu'en pensée j'accomplis avec eux.

Chacun face à son reflet. Trois solitudes verticales.

La petite nana au premier plan, en dépit de son geste qui l'implique et légitimise son appartenance à la petite équipe, reste comme retirée en elle-même ... La tête un peu rentrée dans les épaules, le coeur n'y est pas vraiment. Mais elle seule délivre sa touche de grâce au groupe laborieux. 

Détail qui rend évidente la contribution du support : les brins grossiers du chanvre restent très apparents.

Autre détail et une précision : le rouge de la robe doit être vu comme une licence picturale. En effet, traditionnellement, l'habit de travail était plutôt noir, d'étoffe grossière et souventes fois reprisée ;  tandis que la robe rouge - d'incardine à pourpre en passant par le grenat- était réservée de préférence aux grandes occasions et aux jours de fête. Les femmes devaient se sentir comme dans une fournaise sous cette lourde jupe à laquelle j'ai donné une couleur de charbon incandescent, candide et indécent. Ces jupes supposées cacher et protéger, à mon avis, féminisaient étonnament les corps, c'est-à-dire qu'elle les fragilisaient et les entravaient ("féminiser" ayant un sens très relatif à une époque considérée). Le tablier porté sur la robe, marque le temps du travail - de même que la coiffe et le bonnet rythment alternativement le jour et la nuit - le tablier, accessoire ancillaire,  relève lui aussi de la même féminité désuette. Le "gilet à basque" endossé par les deux femmes affichent leur respectabilité et leur souci de ne jamais apparaître "dépoitraillées". Datons cette scène imaginaire (mais plausible) à 1870.

Autre détail. J'ai procédé certaines fois par étalements fluides et d'autres fois en faisant de légers empâtements.

L'homme, au centre, tient son simoussi (très longue perche pour racler le sel) à pleines mains. Il a un élan dans l'action. Les mecs ont toujours cet élan dans l'action ... la testostérone peut-être ? Bien campé sur ses jambes, grandi plus qu'il ne l'est déjà pas son chapeau, il apparaît haut et compact. Efficace. Pour rendre cet effet, je lui ai fait porter une chemise légère, en partie plaquée contre son torse.

Détail. Ni la main, ni le simoussi ne sont peints, à ce stade, non plus que le sel, le sable ou l'eau. Pour le moment, ces différentes zones n'ont reçu qu'un premier jus différencié (un jus étant composé d'une pointe de peinture abondamment diluée).

Autre détail. Ici aussi une précision : j'avais dans un premier temps peint des cheveux bruns à ce saunier. Et puis, en me ravisant, je les ai blondis. Mon amie Bérengère venait de m'apprendre la mort de Charles qui - à vingt ans -  montrait cette blondeur foncée. Dans mon geste, la limite est devenue floue entre intention et émotion. L'émotion ne se commande pas. Mais elle se dirige, l'intention la canalise ... dans les bancs de sable, les sillons de la saline, leurs tracés rectilignes, leurs pointes qui s'émoussent et se perdent. Dans le fond (de cette toile) ainsi qu'au premier plan, je suis moi-même partie intégrante de ce décor puisque mon patronyme "Abasseur" signifie en vieux français "banc de sable"...

Tout l'élan du corps de la femme du fond... Le sel fut autrefois un moyen d'échange, une monnaie ou un impôt, dont en Chine et en Europe comme en témoigne l'étymologie commune des mots « sel » et « salaire » (en latin salarium, somme donnée aux soldats pour l'achat du sel). Le sel sous le nom de « salignon » fut également une monnaie d'échange au Tibet et en Éthiopie. Qui le sait encore de nos jours en allant gagner son salaire ?

Son énergie, son endurance sont perceptibles. En essayant de donner à son mouvement à la fois de la force et de la souplesse, j'ai eu à découvrir que le support, de contributif qu'il avait été jusqu'à présent, pouvait s'avérer récalcitrant : aucune des aspérités du tissage ne voulait correspondre aux passages du pinceau et mes couleurs déviaient. Il y a des passages ardus et ce dernier personnage en a fait partie. Finalement, le soubresaut des pans de la coiffe traduit l'élan et la résistance propres à l'effort. Enfin j'ai obtenu l'affrontement, la rigidité et la pesanteur des plis du tablier en évidant ma peinture au couteau.

Je passe la majeure partie du temps à me demander "pourquoi" et "comment" je vais peindre, plus qu'à peindre réellement. C'est un espace paradoxalement gratuit et intentionnel. Seul le flou qui préside la création peut unifier ces deux notions, la gratuité et l'intention : j'ai peint cette scène pour le plaisir et pour la souffrance ... ou plus précisément pour transposer et transcender sur un plan esthétique, une certaine souffrance au travail. Et pour transcender le temps, aussi : le temps qui se démultiplie entre passé, présent, toujours, jamais, "il serait une fois" (titre du romancier Pascal Brukner) ... Ces Trois Solitudes Verticales, penchées sur leur reflet, c'est un peu "eux", ces travailleurs d'antan ; c'est le sel, le sable et l'eau ; c'est un peu moi, un peu tout le monde parmi lequel trois anonymes, dans le flou des embruns et le flou du temps ; c'est un compte et un conte. Le sel de la mer. Le sel de la sueur. Le sel des larmes. Le sel de la vie. Le Sablier du Temps. Je n'ai pas la moindre idée de ce que pourra y trouver le regard d'autrui quand cette peinture n'est pour moi qu'un moment de pensées. Quelque part.