Augustin en "Robin des Banques" (2/3)

Voilà un article que je n'aurais jamais rédigé du vivant de ma grand-mère. En effet, ici le voile se lève sur deux grands tabous familiaux. Si longtemps après les faits - qui n'ont rien d'immoral, bien au contraire - il est temps d'éclaircir les mystères, de souffler sur la poussière, d'écarter les nuages et de réhabiliter dans son intégralité la mémoire d'Augustin. Il n'y a rien dans cette histoire qui soit infâmant pour mon grand-père. Tout en lui témoignait de sa droiture morale, son éthique humaniste, son mépris des valeurs matérielles et son aspiration à l'élévation spirituelle. Augustin a fait de la résistance économique au même titre que le général de Gaulle a fait de la résistance politique. Si ce dernier avait pu être débusqué par le Régime de Vichy, il aurait été fusillé comme traître à la nation. Augustin, moins chanceux, a été attrapé dans le contexte des signes avant-coureurs du krach boursier de 1929 qui a fait s'effondrer toute l'économie mondiale.

Avant tout, il faut comprendre quelle était alors la situation économique et sociale. En 1848, c'est l'abolition de l'esclavage. Très bien, mais qui va faire le travail dans les champs de canne à sucre, maintenant ? Parmi plus de 60300 esclaves affranchis, seulement 15483 personnes seront engagées dans les plantations (des Indiens, principalement) pour mener à bien le travail. Après l'esclavagisme, on passe ainsi à l'engagisme. Ce nouveau système donne quelques droits aux travailleurs en interdisant notamment aux patrons, les propriétaires-sucriers, de les licencier. Mais après la guerre, le sucre de canne est concurrencé par le sucre de betterave, c'est ce qu'on appelle "la crise sucrière". Cette crise est aggravée par le fait que les patrons-sucriers n'ont pas le droit de licencier et ne peuvent donc pas comprimer les salaires. Il n'y a donc aucun licenciement économique mais de nombreuses exploitations tombent en faillite. Les expropriations ont commencé dès 1862. Le Crédit Foncier Colonial se retrouve presque immédiatement à la tête de 10 000 hectares... Les propriétaires endettés, ne pouvant plus rembourser leurs prêts, sont expulsés par familles entières et leurs terres sont saisies.  Après une série d’expropriations, la société du Crédit Foncier Colonial devient elle-même une grosse société agricole et industrielle. De 1870 à 1914, l’économie réunionnaise flanche avec la crise sucrière et les expropriations opérées par le Crédit Foncier Colonial. Dépendante du marché européen, elle subit les contrecoups des fluctuations économiques et politiques. Les colons modestes et les nouveaux affranchis ne supporteront pas la crise, beaucoup dépasseront le point de non-retour de la misère. Le Crédit Foncier s'enrichit à bon compte. Ainsi, par exemple, en 1868, il rachète pour 300.000 francs seulement, la Sucrerie Du Baril, à Saint-Philippe qui s'était endettée à hauteur de 1.600.000 F pour se moderniser. Dans la pratique, la stratégie du Crédit Foncier Colonial consiste à tirer un maximum de profit du patrimoine agricole et industriel acquis suite aux expropriations, quitte à traiter les engagés comme des esclaves.

En 1926, le Crédit Foncier ouvre une très belle succursale au Port de Tamatave (photo ci-dessus).  Le talentueux expert-comptable recruté comme "Caissier Principal" (ce qui correspondrait de nos jours au poste de Directeur d'Agence) n'est autre qu'Augustin. Fraîchement diplomé, à 21 ans il est aussi brillant que jeune. Avec ce poste, une belle carrière s'ouvre à lui. Mais Augustin n'est pas carriériste ...  Ses origines maternelles le placent dans la lignée des propriétaires Blancs. Quant à ses origines paternelles, bien que lavées par les honneurs militaires attribués à son père (Emilien, héros de la Grande Guerre) et à son grand-père (Philogène, fait Chevalier d'honneur suite à la Guerre de Prusse) elles le rapprochent des Engagés et des anciens esclaves. Connaissant déjà son métier, il décidera d'aider les uns et les autres dans le dos du Crédit Foncier qui n'a de cesse de s'accaparer les champs de canne et les usines sucrières. "Une illumination soudaine semble parfois faire bifurquée une destinée. Mais l'illumination n'est que la vision soudaine, par l'Esprit, d'une route lentement préparée". (Antoine de Saint-Exupéry).

Caissier? «A ce poste, les banques préfèrent avant tout des gens d’expérience et de confiance». La confiance, le mot est lâché. On ne remet pas au premier venu les clés du coffre-fort. Voici la description du poste que donne la Société Générale, en 1871 : " Au-delà de la tenue des écritures et de la comptabilité, les fonctions de « Caissier » sont déterminantes dans la bonne marche de la banque ; sa fonction est essentielle, non seulement parce qu’il doit alimenter les caisses mais parce qu’il doit prévoir peu ou prou l’évolution des flux de trésorerie générés par les diverses activités de la banque". Diplôme Universitaire de Gestion (Maîtrise en Administration, Comptabilité et Gestion des entreprises) (Histoire de la Société Générale, Volume 1 – par Hubert BONIN)

"Moi qui, pendant toute ma vie, me suis moqué des chercheurs d'or, par moment il me prend l'envie de posséder un grand trésor : c'est pour l'offrir à la tendesse car seul l'amour peut m'enflammer. Hélas c'est toute ma richesse : mon coeur a vingt ans pour t'aimer." Augustin se moque de l'or et de l'argent. Il ne va pas agir pour son profit personnel mais pour aider les petits propriétaires terriens en les sauvant des griffes du Crédit Foncier. Augustin va agir tel Robin des Bois qui selon la légende était un brigand au grand cœur, défenseur des pauvres et des opprimés, détroussant les riches au profit des pauvres. 

Au pays de l'or... Première partie : Le rêve de l'or

" Au pays de l'or ", peut-on lire sur toutes les cartes postales d'Ambilobe et de sa région dans le premier quart du vingtième siècle. Et, effectivement, pendant plusieurs années, des tonnes d'or sortirent des entrailles de la terre dans la région d'Ambakirano, redevenue, à l'heure actuelle, une paisible bourgade à 150 kms de Diego Suarez.

https://latribune.cyber-diego.com

Augustin va alors intervenir avec brio dans les écritures comptables dont il a la responsabilité et débloquer des fonds pour sauver les petites propriétés en passe d'être saisies par leur bailleur (qui n'est autre que le Crédit Foncier lui-même). Les deux premières années, il prendra le temps de parfaitement maîtriser ses nouvelles fonctions, d'en connaître tous les rouages. Mais pendant ce temps, il sera aussi aux premières loges pour assister, impuissant, aux nombreuses faillites de petits agriculteurs. Le moment est venu de passer à l'action.  Son enthousiasme altruiste lui fera probablement confier sa manoeuvre de justicier à son épouse, vers le mois d'avril 1928. Considérant la morale rigide de ma grand-mère et son extrême sensibilité aux apparences, malgré son adhésion à la noble cause, elle a totalement désapprouvé le projet d'Augustin ! Il va en être malheureux et craindre de  l'avoir perdue mais il ne renoncera pas.  Il dit dans  la 9ème strophe du poème "Le Bonheur" : "Hélas ! Le bonheur se trouve en détail semé dans la vie ; ce qui plaît à l'un à l'autre fait peur. Je crois le bonheur une fantaisie."

Mais connaissant maintenant Augustin, nous savons déjà qu'il n'en fera qu'à sa tête et selon son coeur, dans un pur esprit de justice et avec la ferme volonté d'aider et secourir. Pourtant cajoleur et attentionné, il ne réussira pas à rassurer Berthéa qui attend leur premie enfant. Certes, il sait ce qu'il fait et son intelligence trouve crédit ouvert chez Berthéa, mais -incapable de transgression- elle va se pétrifier dans l'inquiétude et l'épouvante.  Augustin sait ce qu'il fait. Mais il ne peut pas imaginer qu'un évènement unique dans l'histoire de la finance va bientôt bouleverser le plan ambitieux mais prudent au sevice duquel il a mis son génie comptable. Ce sont les prémices du Krach Boursier de 1929, dont les sombres déferlantes de ruines financières sont ici déjà à l'oeuvre.

Krach de 1929 - Wikipédia

Krach de 1929 La foule se presse devant la Bourse de New York après le krach. Pays États-Unis Localisation Wall Street Date Jeudi " Jeudi noir "Lundi " Lundi noir "Mardi " Mardi noir ". Résultat Le chômage et la pauvreté explosent pendant la Grande Dépression ; la pauvreté permet la montée des extrêmes en Europe.

http://wikipedia.org

Avec une soudaineté imprévisible, l'économie mondiale sera ruinée, la Bourse va s'effondrer et la manoeuvre d'Augustin -pour équitable qu'elle soit- sera dévoillée peu de temps avant. Il a agi selon son coeur et sa conscience, avec compassion, mais au mépris des lois qu'il considère iniques du fait qu'elles écrasent les plus faibles et permettent de spolier les plus démunis en faveur des intérêts capitalistes les plus voraces. Mais évidemment, aucun tribunal ne l'entendra de cette oreille ... La Cour de Tamatave le condamnera à 10 ans de prison. La Cour de Tananarive réduira cette peine à 7 ans. Appelée à comparaître en première instance, ainsi que son frère, Berthéa sera fort heureusement immédiatement mise hors de cause. Augustin assumera la pleine et entière responsabilité de son acte et son ami Dittoo sera lui aussi innocenté devant le tribunal de Tananarive. Quand on fait acte de résistance, on assume seul.

La presse insulaire va se déchaîner, se gaussant, lapidant, exagérant et déformant pour en faire un tapage "abasseurdissant". Le scandale sera en effet abassourdissant et aura un mauvais effet sensationnel. Pour en rajouter, un rebondissement sera créé plus tard, concernant une collection de timbres précieux, artificiellement érigée en "affaire", elle-même montée en épingle. On se tromperait en accordant foi à ce qui est écrit, comme les propriétés et maisons (au pluriel) je n'ai jamais connues à mes grands parents exceptée leur seule maison familiale de la rue Pasteur à Diégo-Suarez, celle où je suis née. En moins d'un an, Augustin a détourné UN MILLION de francs de l'époque. C'est colossal quand on sait que le salaire d''un Engagé était alors de 30 francs par mois ! Voilà aussi pourquoi la Presse se déchaîne ... Augustin ne faisait pas les choses à moitié, mais cette somme énorme n'est pas allée dans son escarcelle, rappelons-le ! La fraude était répréhensible, mais l'intention était pure. Concernant la collection de timbres, un entrefilet du journal L'Eclaireur dira, en avril 1933 : "Au Tribunal—Le Crédit Foncier de Madagascar qui réclamait à Maître Debregeas greffier notaire, une indemnité représentant le montant de la collection de timbres-Poste appartenant à Mr Abasseur ancien Caissier de cette banque, condamné à la réclusion pour détournement, a été débouté de sa demande. Cette collection aurait disparue au cours de l'instruction malgré sa figuralion sur la liste des pièces à conviction, saisie chez ce caissier." Affaire classée ! 

Le "Pouasse Pouasse" poisseux de Frigolet, croassé par Frigolet pour rigoler ... J'espère que mon aïeule n'aura pas lu ces insanités. Les travaux de construction de la maison n'étaient pas tout à fait terminés, mais elle a paré au plus urgent et l'a habitée avec leur bébé né en août 1929. Puis, en gardant la tête haute, elle a entrepris de démarrer son école privée (profession qui avait été celle de sa mère avant de devenir aussi la sienne). Seule avec son enfant, elle a fait face.  Berthéa a pardonné à Augustin et attendu son retour, pendant de longues années, en priant chaque jour pour lui. Ainsi était Berthéa, d'une force immuable derrière son joli sourire.

Ecroué à la prison de Tamatave et condamné aux travaux forcés, Augustin paie sa dette à la société. Société inégalitaire où la raison du plus fort fait loi et où la loi est par conséquent injuste. Augustin connaissait les risques encourus mais il les a quand même pris pour contrer la méthode d'extortion du Crédit Foncier. Quelles qu'aient été ses conditions de détention, il est resté en plein accord avec ses convictions morales. Morale forgée par ses parents, la devise de Jeanne, sa mère était "Justice et Vérité" et les derniers mots que lui a écrits Emilien, son père "Vous devez dès ce moment vous considérer comme des hommes nouveaux et vous conduire en conséquence". Morale instruite par l'Ordre de la Rose-Croix qui édicte "une sagesse ancienne pour un monde nouveau", comme le montrent la Rose et la Croix qui forment l'emblème d'ouverture de sa lettre à Berthéa, qui ne peut être interprété et reconnu que par un/e rosicrucien/ne. La morale d'Augustin, faite de tout cela (une éducation parentale aimante et la spiritualité rosicrucienne) ne pouvait qu'être forte et inébranlable, car c'était la morale du coeur. L'Ordre de la Rose-Croix n'est pas une secte. Il existe de nombreuses sociétés secrètes (ou discrètes) dont certaines (mais pas toutes) ont des buts d'élévation de l'homme. La Rose-Croix en fait partie. Au début du siècle dernier, à La Réunion, cet Ordre pourtant très ouvert n'accueillait guère que des intellectuels et des membres de l'élite sociale, non par sectarisme mais du simple fait que l'analphabétisme touchait alors 80% de la population de l'île, ne lui permettant pas de lire des textes anciens de la Fraternité sur lesquels repose l'enseignement rosicrucien.

A.M.O.R.C. Région Réunion Océan Indien

Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix (A.M.O.R.C.) : Mouvement philosophique, initiatique et traditionnel mondial, non religieux et apolitique, ouvert aux hommes comme aux femmes, sans distinction de nationalité, de religion et de classe sociale. " La tolérance prend sa source dans l'humilité".

http://www.rose-croix.re

Rose-Croix - Signification du symbole divin d'un idéal

Symbole de la Rose-Croix L'Emblème et l'idéal Rosicruciens L'Emblème de la Rose-Croix est l'un de ces divins symboles.

http://www.e-rose-croix.org

Dans l'emblème est écrit : " BERTHEA - MA LUMIERE - MON BONHEUR - MON ÂME - MON AMOUR". Le prénom de la femme qu'il aime figure au coeur de la Rose. Il a tracé les autres mots sur une bannière dépliée en équilibre autour de la Croix. En haut à droite, il a écrit en rouge "Prison ou Présent", puis il a aligné en dessous 7 dates (illisibles mais qui correspondent vraisemblablement aux 7 années de sa condamnation). La lettre est datée d'une veille de Noël "Tamatave le 24 décembre 1930 ". En introduction, Augustin a écrit un poème : "Belle étoile de ma vie, que Dieu m'a donnée. Je t'avais perdue mais je t'ai retrouvée. Lance devant moi tes feux, guide-moi dans la vie. Pour être toujours heureux. Et tout oublier m'amie. Nous avons notre amour, aimons-nous donc toujours, ma femme bien-aimée." Ce poème est offert à son épouse un peu comme un cadeau de Noël, c'est une ouverture sur le bonheur. C'est l'occasion de souligner le remarquable esprit positif de mon grand-père et son allant généreux, alors que sa situation est bien plus pénible que celle de Berthéa. L'amour qu'il voue à son épouse et l'empathie qu'il lui témoigne, jaillissent au regard du lecteur. Ce cadeau est fait pour consoler, encourager, réjouir et fortifer : c'est à elle qu'il pense (pas à lui) ! C'est aussi une demande de pardon déguisée "guide-moi dans la vie" signfiie aussi qu'il suivra ses conseils en n'en fera plus qu'à sa tête ... Ce qu'il lui demande de pardonner n'est évidemment pas son acte mais les répercussions de son acte implique. Nous sommes ici entre deux personnes intelligentes qui savent se comprendre ...

La lettre du 24 décembre 1930 : "MA PERLE. IL EST DOUX D'AIMER. Ces mots depuis de très longues années je les avais lus quelque part, ou j'en avais entendu parler, mais les comprendre ce n'est que maintenant que je suis parvenu à me rendre compte de la signification. Oui, il est doux d'aimer car l'Amour seul peut vaincre toutes les difficultés de la vie.   - Tout est amer sans l'amour -  Quand je pense combien j'étais malheureux il y a environ vingt mois de  cela, époque où l'amour me cachait encore sa face, et combien je suis heureux aujourd'hui que j'ai connu ce que c'est l'amour, je réalise toute la vérité des mots précités. Oui, aimable Nanette, je sais ce que signifie l'amour, l'amour-passion ... l'amour-dieu est entré dans mon coeur.  L'amour dans ce qu'il a de despotique, d'inhumain, de tout-puissant, [...].  Pour adoucir cette séparation forcée, Berthéa fera venir un photographe, elle fera tirer quelques meubles sur la terrasse et demandera ensuite au petit Christophe de venir la rejoindre. Plus tard la photo ci-dessous sera offerte à Augustin qui ne verra pas l'enfant grandir.

Que l'on se rassure en sachant que dans un avenir encore un peu lointain, Berthéa et Augustin vivront ensemble les fêtes de Noël, verront ensemble grandir d'autres enfants ... Mon grand-père avait raison de préserver son optimisme, même en prison ! Pourtant les années de séparation vont leur sembler très longues, le manque de l'Autre transformant la succession des jours en une attente interminable

"Que le Jour me dure passé loin de toi ! Toute la Nature n'est plus rien pour moi : le plus vert bocage, quand tu n'y viens pas, est un lieu sauvage pour moi sans appas. Hélas ! si je passe un jour sans te voir, je cherche ta trace dans mon désespoir. Quand je l'ai perdue, je reste à pleurer, mon âme éperdue est près d'expirer. Le coeur me palpite quand j'entends ta voix. Tout mon sang s'agite dès que je te vois. Ouvres-tu la bouche, les murs vont s'ouvrir. Si ta main me touche, je me sens frémir". Et ce poème est signé "Tin", la syllabe unique, tendre et enfantine, dont Berthéa le nommait.

Enfin libéré, au printemps 1936, Augustin retouve alors son épouse et leur fils. La conclusion pourrait être "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants", ce qui est exact. De retour à la vie civile, Augustin  a exerce son métier d'expert-comptable à titre libéral. Il parcourt l'île pour établir ou fiabiliser la comptabilité de ses clients : artisans, commerçants et agriculteurs lui ont gardé leur confiance. De ses déplacements, il ramène à sa Nanette des cadeaux tels qu'une paire de vases, une bonbonnière  ou un service à liqueur. Aujourd'hui encore je  garde ces quelques objets d'un autre temps et d'une belle histoire, que je trouve émouvants.

Mais le grand idéal de justice sociale qui avait jadis porté Augustin ne trouve plus guère d'exutoire que dans le fait qu'il s'abstient de facturer tout client dont l'activité n'est pas rentable  - et ils étaient nombreux dans ce cas. Ma tante Caroline se souvient encore, plus de soixante années plus tard, que son père travaillait sans relâche mais qu'il ne se faisait pas souvent payer ... Alors, le bonheur ? Pour Augustin, il a résidé dans les plaisirs ordinaires de la vie, donnés à tout le monde (comme les soirs clairs et les retours de la belle saison)  et surtout dans son profond attachement à sa famille : "Hélas ! Le bonheur est-ce les bois verts et les plaines blondes, le ciel étoilé, les lilas en fleur ? Alors le bonheur est à tout le monde. Hélas ! Le bonheur, est-ce une famille ou grande ou petite et des cheveux bblancs qui nous font honneur ? Alors le bonheur vient quand on se quitte." Cette dernière strophe nous dit l'émotion d'Augustin se sachant en sursis. Vingt années ont passé depuis sa libération quand un premier AVC l'immobilise en 1956, un second l'emportera en 1958. Berthéa lui survivra pendant plus de quarante années, gardant pour son mari disparu un amour intact, infaillible et indéfectible : chacun des deux avait déposé son coeur aux pieds de l'autre.

Epilogue - Peu avant la 2ème guerre mondiale, Le Crédit Foncier de Tamatave a définiivement fermé ses portes (les investisseurs se retiraient). Du million disparu, on n'a jamais retrouvé trace. Et pour cause, ce million n'était pas d'espèces sonnantes et trébuchantes, mais d'un jeu d'écriture, véritable tour de passe-passe comptable. Pour ne pas s'y perdre, Augustin consignait méthodiquement dans des carnets qu'il gardait chez lui, les écritutes "frauduleuses", provisoires, qu'il faisait à la banque. Ces carnets saisis pendant la perquisition à son domicile sont les seules pièces -les seules !- qui ont permis d'établir le "préjudice" causé au Crédit Foncier. Le bllan comptable de ce dernier, pour l'année du "crime", faisait toujours apparaître un gros bénéfice. Ce bénéfice était un peu en recul par rapport à l'année précédante (225000 francs de moins) mais le résultat global était toujours largement positif. De quoi aurait-t-il pu avoir à être  remboursé ? Le "million" théorique n'a d'ailleurs jamais été remboursé. Il faut se demander à qui Augustin a réellement pu faire du tort ... Je ne vois personne, sinon Berthéa, dans sa solitude de toute jeune mère. Le seul crime d'Augustin a été à lutter de façon souterraine contre un système spéculatif qui dépossédait de leurs biens les petits propriétaires et jetait des familles dans la misère. Combien a-t-il pu en secourir ? Je l'ignore. J'en sais un peu plus sur l'appliquation de sa condamnation aux "travaux forcés" grâce au compte-rendu d'une enquête menée à cette époque dans les prisons de Madagascar. Les détenus réalisaient principalement des travaux de jardinage pour le personnel carcéral (le jardin du directeur de la prison). Ma tante Caroline se souvient de moments de son enfance où après qu'elle ait réalisé de menus travaux de jardinage, de  retour à la maison son père lui donnait "une petite pièce", ce qui la contentait énormément ! Quels souvenirs traversaient alors l'esprit d'Augustin ? Le mot JUSTICE en faisait certainement partie ... Et j'ajoute aujourd'hui le mot VERITE, pour compléter la devise des Saint-Louisiens, celle de Jeanne et celle d'Augustin : Justice et Vérité.